Chronique de la mort annoncée du service public ?

Rapports IGAS, Cour des Comptes :

9 mars 2021

Les rapports IGAS « se suivent les uns les autres : rien ne leur prête l’illusion d’un contenu ou l’apparence d’une signification ; ils se déroulent ; leur cours n’est pas le nôtre ; nous en contemplons l’écoulement, prisonniers d’une perception stupide »

D’après Emil Cioran, Précis de décomposition, 1949

Le contexte : un intérêt croissant pour la psychologie dans le soin

L’intérêt récent et plutôt inédit pour les psychologues libéraux a démarré en 2017 avec l’expérimentation pour la prise en charge de la souffrance psychique des jeunes[1], puis avec celle de la CNAM en janvier 2018[2].

La parution du rapport IGAS en février 2020, mais daté d’octobre 2019, « Prise en charge coordonnée des troubles psychiques : état des lieux et conditions d’évolution », puis le contexte sanitaire et ses conséquences psychologiques de cette dernière année ont continué d’alimenter l’intérêt pour la profession.

Par ailleurs, le second rapport IGAS, « Les centres médico-psychologiques de psychiatrie générale et leur place dans le parcours du patient » (juillet 2020), le rapport de la Cour des Comptes, « Le parcours dans l’organisation des soins en psychiatrie (février 2021) », les consultations menées depuis plusieurs mois avec le Ministère de la Santé et la CNAM, et, tout dernièrement, la mise en place du « Chèque d’accompagnement psychologique) par le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) apparaissent comme autant d’implications de la profession dans la prise en charge psychologique de la population.

L’objectif affiché est d’accompagner des personnes en souffrance psychique n’ayant pas accès aux dispositifs de soins publics (en particulier les CMP), en raison d’une explosion des demandes, ayant pour conséquence un délai d’attente trop important.

…mais au prix de la décomposition du service public.

Les deux rapports IGAS (qui partagent un même co-auteur, le Dr J. Emmanuelli) convergent et viennent nous éclairer sur un changement de paradigme profond plaçant les psychologues en pleine injonction paradoxale. Si la reconnaissance de la souffrance psychique apparaît comme centrale dans le soin, et qu’à ce titre le principe d’une prise en charge CNAM des accompagnements psychologiques et des psychothérapies est évident, force est de constater que ce remboursement – et c’est le sujet de ce dernier rapport IGAS – advient au prix de ce qui semble être un démantèlement du soin public pour lequel les libéraux viennent faire office de pansement sur une plaie infectée. Un étrange sentiment de déjà-vu : asphyxier le service public pour ensuite constater son inefficacité, puis remplacer certaines de ses missions par le secteur privé ou libéral, sans la protection que constitue un contrat de travail.

Les conditions de travail dans le service public et notamment dans la FPH, particulièrement précaires (plus de 60% des psychologues sont contractuels et le plus souvent à temps partiel), provoquent la fuite des psychologues vers le libéral[3]!

Les temps de réunions et de réflexion clinique, le partenariat, les synthèses pluridisciplinaires, la formation continue, l’accueil et la formation des stagiaires (futurs professionnels), etc. sont autant de gages de qualité du service public. Difficilement chiffrables, le plus souvent oubliées lors des calculs sur le remboursement, ces fonctions sont essentielles à la prise en charge…

Des lignes, une fluidité et des perspectives… à géométrie variable !

Dans les objectifs de ces rapports successifs, les CMP passeraient alors en deuxième, voire troisième ligne, la première ligne étant confiée aux libéraux, notamment au travers du remboursement des consultations. Les missions de l’hôpital public seraient alors réservées aux cas complexes et aux situations qui nécessiteraient une coordination pluridisciplinaire. On notera qu’il s’agit finalement d’acter une politique déjà en marche depuis de nombreuses années dans les CMP, qui n’ont majoritairement plus les moyens, depuis longtemps, d’assurer leurs missions de première ligne et de prévention. Le passage systématique par le psychiatre pour chaque nouvelle demande dans la majorité des dispositifs sectoriels, a entériné d’une certaine manière la chronique d’une mort annoncée de ce service public.

Au regard de la part substantielle de patients ne relevant pas nécessairement d’une approche pluridisciplinaire et des moyens limités des CMP, l’idéal serait d’en orienter au moins une partie vers des professionnels extérieurs (consultation médecin généraliste seul ou en lien avec un psychologue – cf. expérimentations en cours de la CNAM-, ou le cas échéant avec l’appui d’un dispositif de soin partagé en psychiatrie).

p.68, rapport IGAS, juillet 2020

L’IGAS confirme alors, comme la Cour des Comptes, qu’il s’agit là de s’appuyer sur les expérimentations, elles-mêmes dénoncées à de nombreuses reprises par les organisations professionnelles, comme par exemple, le parcours en tant que tel, la non-liberté du psychologue quant à la durée de la séance, le tarif indécent du remboursement, qui sont autant de raisons s’opposer à la répétition généralisée des conditions de ces expérimentations.

Un des arguments-phare est celui de la « fluidité du parcours »[4] : à savoir des réponses de proximité pour des territoires dépourvus. On notera au passage que, si les consultations des libéraux visent à être effectivement prises en charge, le transport, lui, ne le sera pas, ce qui obère en partie cette fluidité.

Dans quelle mesure demande-t-on aux psychologues de supporter une dette qui ne leur appartient pas ?

La sémantique comptable ne manque pas d’un certain cynisme :

Pour pallier l’insuffisance de la ressource, il faut aller plus loin : cela suppose de créer de la ressource (en autorisant les psychologues cliniciens[5] à entrer dans les parcours de soins-cf.rapport IGAS n°2019-002R) mais également en mobilisant la ressource psychiatrique privée pour mieux « répartir le fardeau »

Conclusion du rapport IGAS, p.100

En tout état de cause, ces études insistent sur le fait que le bénéfice ne peut se concevoir que dans le temps… Compte tenu de l’ensemble de ces approximations, le gain net pour chacune est toujours démontré, rendant rentables de tels programmes de prise en charge des troubles psychiques par la psychothérapie pour les financeurs publics.

Rapport IGAS, passage 125, pages 37-38

S’il s’agit effectivement de « libéraliser » en créant de la « ressource de psychologues », il s’agira aussi de privatiser, donc de payer des acteurs privés avec de l’argent public pour des missions que l’hôpital abandonne ou qu’il est sommé d’abandonner. Les psychologues ne sont pas les seuls concernés. Depuis plus de vingt ans, nous observons un délitement du service public, avec l’argument de « répartir le fardeau ».

Il ne s’agit pas ici de nier l’intérêt premier pour la population d’avoir accès à des praticiens de proximité, hautement qualifiés, qui peuvent donner une réponse immédiate à sa demande. Il s’agit ici de mettre en vigilance les psychologues sur la place désignée qu’est la leur, dans la suite du premier rapport IGAS.

La FFPP auprès des psychologues

Nous appelons les psychologues à lire les rapports IGAS, à faire part de leurs réflexions via les groupes de travail de la FFPP, au sein des coordinations régionales et de leurs organisations adhérentes, et à continuer à se mobiliser pour défendre le service public. La complémentarité entre ces deux secteurs d’exercice des psychologues apparaît comme une nécessité pour répondre aux besoins de la population et au regard de l’offre de nombreux psychologues installés en libéral, au travers d’une réelle considération pour la spécificité de notre pratique et la multiplicité de nos « ressources ». Celles-ci ne sont pas entièrement solubles, d’un vase à l’autre, d’un cadre à l’autre, d’une rémunération à l’autre…

Pour rappel, les objectifs de la FFPP :

  • Œuvrer collectivement psychologues praticiens et enseignants-chercheurs, à la défense de la Psychologie ;
  • Contribuer à une structuration identitaire affirmée et visible pour la profession et la discipline ;
  • Faire de nos spécificités une richesse pour la profession ;
  • Défendre la déontologie de notre profession ;
  • Promouvoir la qualification et l’excellence de la discipline ;
  • Échanger, débattre et agir avec nos partenaires ;
  • Lutter contre les mésusages de la psychologie ;
  • Protéger le titre unique.

[1] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000034602624/

[2] http://www.psychologues-psychologie.net/attachments/article/471/AssuranceMaladie-Guide-pour-psycho-Remboursement-actes.pdf

[3] On notera néanmoins une proposition n°9 (DGOS) (p.9) qui a le mérite d’être soulignée : « Organiser une consultation nationale pour améliorer l’attractivité salariale et fonctionnelle des postes de psychiatres, de psychologues et d’infirmiers en CMP »

[4] Argument déjà connu lors de la mise en place des « Plateformes TND », pour les enfants de 0 à 7 ans, réseau de libéraux sur le territoires pris en charge pour un bilan et/ou accompagnement, selon des modalités d’enveloppe dont les parents disposent pour faire des soins sur une durée de 1 an

[5] Nous rappelons à toutes fins utiles que le titre de psychologue est unique et que, s’il est évident qu’en fonction des problématiques, les spécialisations « prédisposent » à traiter de situations plutôt que d’autres, nous souhaitons redire ici que la souffrance psychique n’a pas de frontières matérialisées par l’intitulé d’un diplôme.

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